Technologies de la communication: appropriation et contrôle social

2002-08-16 00:00:00

La communication entre les êtres humains, facteur vital du développement
des cultures, des savoirs et des relations sociales depuis des
millénaires, a subi de grands changements dans ce dernier siècle dans la
mesure où, de même que les relations humaines elles-mêmes, elle est
toujours plus conditionnée par la technologie. Aujourd’hui, alors que la
communication, l’information et la connaissance sont devenus les facteurs
clés de presque tous les domaines de l’activité humaine, et que le globe
est interconnecté par un tissu serré de canaux de transmission et de flux
de contenus, le contrôle de la communication et des technologies acquiert
un caractère de plus en plus stratégique.

A mesure qu’à la communication traditionnelle face à face, s’ajoutent
d’autres modes de communication –imprimés, téléphone, ondes, et
maintenant Internet–, aussi bien les canaux que les contenus acquièrent
progressivement des formes d’institutionalisation, qui s’expriment par
l’émergence de moyens de diffusion, d’entreprises de télécommunications,
d’une industrie informatique. Tout cela crée les conditions de la
concentration du contrôle. C’est pourquoi, au cours du XXème siècle, un
cadre législatif et de régulation a été introduit dans de nombreux pays,
cadre qui, en vue de défendre l’intérêt général et la souveraineté
nationale, imposait des limites à la concentration du contrôle.

Nonobstant, ces dernières années, avec la généralisation des technologies
numériques et l’importante intégration des divers modes de communication,
accompagnée d’un développement économique accéléré dans le secteur des
technologies de la communication, de fortes pressions s’exercent pour
déréguler le secteur –entre autres, dans le cadre de l’Organisation
Mondiale du Commerce–, ouvrant de nouveau le champ à une concentration du
contrôle, processus qui, la plupart du temps, n’est pas accompagné des
mesures correspondantes pour garantir les droits citoyens et l’intérêt
général.

Dans ce cadre, et vu le caractère stratégique de la communication pour
l’action sociale, il convient de souligner, parmi les nouveaux défis des
luttes citoyennes pour une société plus juste et plus démocratique,
l’importance de l’a ffirmation de droits dans ce domaine –proposition
qui est englobée sous le concept de « droit à la communication »– et de
la réappropriation des technologies de l’information et de la
communication (TIC) au service du développement humain.

Les pressions commerciales

Le développement technologique n’est pas, comme le laisserait penser un
certain discours publicitaire, un facteur neutre de progrès, avec un but
unique et préétabli auquel la société devrait chercher la meilleure façon
de s’adapter. Au contraire, son orientation est déterminée par un jeu
d’intérêts qui n’a pas toujours comme but premier le bien commun de la
société.

Autrement dit, la communication et les nouvelles technologies ne sont pas
des facteurs externes qui s’introduisent et qui déterminent l’avenir de
la société ; elles font partie de la société et sont, dans une large
mesure, déterminées par les processus sociaux eux-mêmes.

La relation entre la globalisation et le développement des technologies
de la communication n’est pas nouvelle. Rappelons qu’au siècle précédent,
le télégraphe se développa initialement pour répondre aux besoins
d’expansion de l’empire britannique. La phase actuelle de globalisation
économique, articulée à partir d’un nouveau cycle d’accumulation du
capital, corporatiste et transnationale, connaît une accélération rapide
qui est due, en grande partie, au développement des technologies de la
communication. Mais le changement substantiel par rapport aux précédentes
innovations technologiques réside dans ce que la communication elle-même
est devenue aujourd’hui un des secteurs les plus dynamiques du
développement économique.

Cette imbrication entre intérêts économiques puissants et technologies de
la communication a donné lieu à des pressions pour contrôler et
privatiser des espaces stratégiques qui, d’un point de vue citoyen,
devraient rester dans le domaine public.

Deux espaces sont particulièrement convoités par des intérêts privés:
d’une part, l’espace hertzien (ondes radio, TV, téléphonie mobile,
localisation par satellite, etc.) qui traditionnellement a été considéré
bien commun universel, et, d’autre part, le haut débit, en plein
développement, utilisé non seulement pour Internet mais aussi, par
exemple, pour les nouveaux services de divertissement qui commencent à
être offerts aux entreprises et aux ménages. De fait, on prétend séparer
les liaisons numériques en deux niveaux: un niveau haut débit pour les
contenus commerciaux et un niveau à débit beaucoup plus lent pour les
autres, différenciation qui dénature le principe de l’accès universel,
qui caractérise jusqu’à présent Internet, et qui peut même mener à sa
lente privatisation.

Discours publicitaires

Avec l’essor d’Internet dans la dernière décennie, on nous a vendu un
discours, ou plutôt plusieurs discours superposés, qui annoncent de
grands changement sociaux du fait de l’introduction des technologies de
la communication. Nous sommes, d’après ce qu’on nous dit, en train
d’entrer dans la « Société de l’Information », avec de grands bienfaits
pour l’humanité.

Ces discours ont varié, depuis les promesses utopiques d’une nouvelle ère
pour la démocratie participative, avec accès à l’éducation et au savoir
pour toutes et tous, le dialogue et la paix mondiale, jusqu’aux
pronostics d’un boom économique basé sur le commerce électronique (qui,
avec la récente débacle boursière, ont dû se modérer un peu), en passant
par les mises en avant de « l’oportunité numérique » pour combler le
fossé entre le Nord et le Sud de la planète. Ces derniers mois, une
nouvelle variante a vu le jour: la technologie serait la solution pour
garantir la sécurité des citoyens.

Mélange de réalité et de fiction, ce que ces discours ont en commun est
de présenter la technologie comme une avancée inexorable capable de
résoudre les problèmes de développement. Ils prétendent que la
technologie serait le moteur des changements sociaux. Cette
interprétation technocrate omet le fait que de telles solutions
techniques, non accompagnées de réponses aux causes –plus profondes et
complexes– des inégalités sociales et géopolitiques, non seulement ne les
résoudront pas, mais qu’elles peuvent même les aggraver.

Ce n’est pas la première fois qu’on entend ce discours. Par le passé,
chaque innovation technologique dans le domaine de la communication a
donné lieu dans un premier temps à des promesses utopiques du même
genre: d’abord avec le télégraphe, puis avec le téléphone, la radio et
la télévision. Chaque nouvelle technologie arbore la promesse d’être
l’instrument qui apportera l’harmonisation entre les cultures et
l’éducation pour tous. La réalité a montré, cependant, qu’aucune
innovation technologique n’est en soi un facteur de changement avec des
caractéristiques qui lui soient inhérentes, mais qu’elle s’implante
toujours en fonction d’un projet de société déterminé.

Néanmoins, aujourd’hui, alors que la crédibilité du processus de
globalisation économique est à la baisse, du fait de l’injustice
flagrante des impacts des politiques néolibérales, il semblerait que les
sphères du pouvoir aient trouvé dans Internet l’argument de propagande
des bienfaits de la globalisation.

En somme, ce qui est en question n’est pas le fait que les TIC soient en
train de transformer l’action politique et sociale, ni qu’elles aient
effectivement un très grand potentiel pour contribuer à résoudre les
problèmes du développement et pour faciliter une démocratie plus
dynamique et participative, mais bien plutôt que la forme qu’est en train
de prendre le développement technologique sous un contrôle quasi
monopolistique, laisse une grande inconnue quand à la réalisation de ce
potentiel.

Dans le cadre d’un projet qui place le marché comme axe unique de l’ordre
socio-politique, de sérieux doutes se présentent pour savoir si ladite
« Société de l’Information » contribuera à renforcer la démocratie et la
participation citoyenne, comme le prétendent ses défenseurs, ou si au
contraire, en plaçant le marché et la consommation avant toute
considération sociale et humanitaire, elle ne conduira pas plutôt à
réduire le champ de la démocratie.

Technologie à visage citoyen

Mais tout n’est pas dit, et comme nous le savons, de nombreuses
organisations sociales s’approprient aussi les nouvelles technologies de
la communication pour renforcer leur échanges, organiser des réseaux,
accéder à des données et à des savoirs et diffuser de l’information, ce
qui contribue à constituer un tissu communicationnel plus ouvert,
participatif et démocratique.

Au-delà de cette appropriation des outils et des nouveaux espaces
communicationnels, des initiatives citoyennes se sont développées qui
permettent d’avoir un contrôle plus grand sur la technologie elle-même.
De fait, dès les débuts de l’Internet, des initiatives de ce type, aussi
bien dans l’espace de la société civile que dans le monde académique, se
sont emparées d’une part significative de l’activité et du développement
du secteur, ce qui a pesé pour conférer à l’Internet son caractère
d’espace ouvert, pluriel et public, orientation que continuent de suivre
aujourd’hui les réseaux citoyens. Et de fait, pour la première fois,
parce qu’elle est fondée sur le software dont l’investissement principal
est le travail intellectuel, les initiatives citoyennes disposent d’une
technologie de pointe et non de rebut.

Aujourd’hui encore, alors que l’entreprise privée s’est tournée vers
Internet et qu’elle investit des sommes énormes pour sa
commercialisation, ce caractère d’espace ouvert demeure, même s’il est
menacé.

Il se passe aujourd’hui quelque chose de semblable avec le mouvement dit
du « open source software » ou « logiciel libre », dont la référence la
plus connue est le système d’exploitation « Linux » dont les applications
sont en train d’être développées par une large communauté
d’informaticiens. A la différence du logiciel propriétaire dont le code
sources est secret et connu seulement de l’entreprise qui le
commercialise, le logiciel « open source » jouit d’une licence qui ne
permet pas de restreindre sa copie, sa distribution, son utilisation et
même la modification de ses caractéristiques originelles. Ainsi il n’est
pas contrôlé par une seule compagnie et tous peuvent contribuer à
améliorer les fonctions souhaitées, à condition de partager les
innovations. De plus, en général, il requiert moins de ressources
physiques (disque, mémoire) ce qui permet de rompre le cercle vicieux de
l’obligation de constamment remplacer l’équipement pour pouvoir utiliser
les derniers programmes.

Largement implanté dans le marché des serveurs (des entreprises comme IBM
et Samsung l’ont adopté), on le trouve aussi aujourd’hui sous forme de
progiciels pour les utilisateurs lambda. Ces progiciels, non seulement
concurrencent les programmes commerciaux, mais de plus, en étant en
permanence perfectionnés, ils offrent une meilleure stabilité et sont
très peu sensibles aux virus. Il s’agit donc, à l’intérieur du cadre
légal existant, d’une alternative aux droits d’auteurs imposés et d’une
possibilité de rompre le quasi monopole de l’entreprise Microsoft. Cela
permettrait, en outre, de redonner à la société un contrôle plus grand
sur la technologie.

Nouveaux droits

Pouvoir garantir que la technologie se développe dans le sens de la
citoyenneté, et pas seulement sur le plan commercial, suppose aussi des
actions au niveau des droits qui incluent la législation, la régulation
et les cadres internationaux. A ce sujet, n’oublions pas que la
technologie peut se prêter aussi facilement à des objectifs autoritaires
qu’à des projets démocratiques.

La violation systématique de la correspondance privée, le stockage et la
vente de données personnelles sans autorisation, les enquêtes sur le
comportement, les goûts et les intérêts, voire même les relations et
autres données intimes des personnes, à des fins commerciales ou autres,
sont quelques unes des nouvelles possibilités qui ont été énormément
facilitées par la généralisation d’Internet, et qui sont mises à profit
par les entreprises et les agences de sécurité.

La protection des individus contre de telles pratiques est devenue plus
nécessaire que jamais. Néanmoins, dans de nombreux pays, c’est une
tendance contraire qui est en train de se renforcer, celle par exemple de
faciliter les activités d’espionnage officiel sous le prétexte, surtout
maintenant, de la lutte anti-terroriste.

Entre autres, la possibilité que donne Internet de créer des espaces
privés d’échange citoyen se trouve menacée. Certains gouvernements
soutiennent même que les communications privées permises par Internet
doivent être supprimées. Dans des pays qui se prétendent démocratiques,
comme la Grande Bretagne, le Japon et les USA, on adopte des lois et on
introduit des moyens techniques pour que l’Etat puisse intercepter et
contrôler les communications privées sur Internet.

Garantir l’intimité des communications privées, étendre au cyberespace le
droit d’association et de réunion, protéger contre la censure, garantir
l’existence d’espaces du domaine public dans les nouveaux médias, sont
quelques uns des thèmes incontournables de l’agenda citoyen.

En somme, face à la logique excluante des systèmes de communication
dominants, le défi pour la société civile n’est déjà plus seulement de
« donner la parole aux sans voix ». Il comporte également la
revendication de ce que la technologie de la communication est une
avancée qui doit profiter à l’ensemble de l’humanité et pas seulement aux
intérêts commerciaux. Cela suppose d’entrer dans la bataille sur le sens
et l’orientation de la communication. Ainsi donc, si nous sommes vraiment
en train d’entrer dans la « Société de l’Information », le débat devrait
partir de la société et non pas de l’information ou de la technologie.

* Sally Burch, journaliste britannique, est directrice d’ALAI.

* Contribution préparée pour le séminaire « Communication et
Citoyenneté », organisé par ALAI, APC et APRESS au cours du 2ème Forum
Social Mondial.