Intervention à la plénière du SMSI le 16 novembre 2005

La société civile et la gouvernance d’Internet

2005-11-18 00:00:00

Parler pour et au nom de la société civile, c’est essayer de représenter le nouvel acteur politique suscité par la nouvelle dimension globale prise par chacun de nous indépendamment de notre lieu d’origine ou de notre condition socio-économique. C’est aussi, dans les circonstances de ce sommet, essayer de faire mieux prendre conscience ou d’accélérer la prise de conscience de cet acteur.

La société civile est faite d’innombrables représentants de communautés locales, à commencer par les responsables des zones urbaines et des territoires. Toutefois, c’est aussi une entité politique qui transcende toutes les frontières et qui donc mérite l’appellation de premier acteur véritablement global.

Il n’est pas interdit de penser que les NTIC et surtout les communications cellulaires sont en partie responsables du changement d’échelle vécu à divers degrés par chacun de nous. Depuis l’étudiante Canadienne jusqu’au pêcheur Sud-Africain, toute personne équipée d’un portable est en mesure, à plus ou mois brève échéance, d’engager un dialogue dans et avec le monde entier. C’est cette possibilité qui, même si elle n’est assumée également par les deux milliards d’abonnés, constitue la base d’un nouveau pouvoir politique. Plusieurs exemples montrent que ce pouvoir n’est pas vain, notamment dans le rôle joué par les SMS dans la chute du Président Joseph Estrada des Philippines, ou par l’Internet dans la survie des Zapatistas au Mexique.

Compte-tenu de l’importance et de la fragilité de cet entretien numérique mondial, il est important de garantir à tous à la fois le bon fonctionnement des moyens de communication et les libertés civiles. C’est pourquoi je voudrais exprimer une opinion à l’endroit des questions de la gouvernance de l’Internet.

Il est essentiel que la gérance d’Internet continue à se produire dans les meilleures conditions techniques. Les compétences des organismes établis aux États-Unis, ne sont pas mises en doute. C’est dans la société Américaine que l’Internet s’est développé, et plus particulièrement, dans la société civile Américaine, prise dans le sens le plus large du mot, qui a spontanément assuré le succès et la liberté d’Internet. Je partagerais donc l’option envisagée par le Canada de soutenir le principe de maintenir ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) dans sa fonction de gérant d’Internet. Toutefois, certaines initiatives prises récemment par le secteur privé sans consultation du public dans la gestion des droits numériques portent à réfléchir. Quelques exemples :

L’image ci-dessus représente le filigrane numérique affecté à tout document imprimé sur les imprimantes Docucolor de la compagnie Xerox. Ce filigrane permet de repérer, de répertorier et de retracer toutes les impressions faites légalement ou non. C’est votre propre imprimante qui pourrait servir à vous incriminer le cas échéant.

Dans le même esprit, mais avec un raffinement supplémentaire, la compagnie Sony a inventé un micro-logiciel qui, à partir de la première utilisation d’un des CD musicaux de la compagnie s’installe à votre insu dans votre ordinateur personnel. Non seulement ce logiciel repère et répertorie les temps et modes d’utilisation et surtout de copie du contenu, mais il est également capable de servir d’hôte à toutes sortes de logiciels introduits subséquemment pour diverses fonctions de contrôle de votre ordinateur, et cela toujours à votre insu.

Les exemples continuent à être signalés ici et là au gré de l’attention portée par les experts des réseaux sur le détail des manipulations d’arrière-plan. Le 6 mai, 2005, le tribunal des Etats-Unis a rejeté la requête de la commission fédérale des communications de permettre aux diffuseurs d’installer un « broadcast flag », un code du genre de ceux qui sont signalés ci-dessus dans tout produit numérique en leur possession. L’association des diffuseurs, au nom de la protection de l’intégrité du produit et des droits des créateurs (et, sûrement aussi des distributeurs), a fait appel et on attend la décision finale. La même association envisage également, si elle gagne sa cause, d’étendre cette fonction de surveillance et de repérage à tout produit numérique, logiciel ou instrument, y compris aux diffusions par voie aérienne.

Pour conclure, il est clair que la protection des droits d’auteur est essentielle, bien que la récente décision du congrès des Etats-Unis, accordant 70 ans de propriété en plus à Disney Enterprises établit un précédent sans commune mesure avec le bien public.

Le vrai problème est ailleurs : le repérage et le répertoire systématique de toutes nos activités numériques est en cours d’élaboration maintenant. Nous sommes tous en passe de devenir prisonniers d’une véritable camisole de force numérique. Il y a de quoi démonter pour toujours toute velléité d’affirmer et de défendre la société civile. C’est donc maintenant, dans le cadre de cette réunion mondiale de la société civile sur la gouvernance de l’Internet, le moment d’exiger des garanties incontournables de la part de tous les gestionnaires publics et privés de ce bien public mondial.

Derrick de Kerckhove
Directeur
McLuhan Program in Culture and Technology
University of Toronto
Papamarkou Chair in Technology and Education
Library of Congress