De la "décennie perdue" à la "décennie de l'exclusion sociale"
(Du 22 au 25 juin a eu lieu à Genève, en Suisse, le Sommet social
alternatif. C'est dans ce contexte que le jeudi 22 s'est tenu l'Atelier
latino-américain qui avait pour objectif d'examiner les politiques de
libéralisation, dérégulation et privatisation appliquées dans la région et
de présenter les pratiques et initiatives des mouvements sociaux au niveau
national et continental. C'est l'occasion pour l'auteur, Eduardo Tamayo, de
présenter les différents visages de l'exclusion en Amérique latine et les
tentatives de résistance. Le texte qui suit correspond à la présentation
faite du "Cri des exclu(e)s". Il est paru dans America latina en
Movimiento/ALAI, 4 juillet 2000.)
Si la décennie des années 80 fut connue en Amérique latine et dans les
Caraïbes comme la "décennie perdue", celle des années 90 peut bien se
définir comme la "décennie de l'exclusion sociale". En effet, la
mondialisation de l'économie et l'application sans ménagements des recettes
de ce que l'on appelle le Consensus de Washington (libéralisation,
privatisation et dérégulation) ont produit des effets dramatiques pour des
millions d'êtres humains qui ont été exclus de l'emploi, la terre,
l'habitat, l'éducation, la communication, la santé et la justice.
L'exclusion sociale touche surtout les pauvres, les personnes âgées, les
femmes et les enfants, les peuples indigènes et noirs, les travailleurs
informels, les chômeurs et les sous-employés et de larges franges de la
population rurale.
L'exclusion a le visage de la pauvreté et de l'injustice
Il n'y a jamais eu autant de pauvres qu'aujourd'hui. Au début de l'année
2000, 224 millions de Latino-Américains et de Caraïbéens ont été pris dans
le cauchemar de la pauvreté, comme le reconnaît la Commission économique
pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL). Le nombre de personnes
vivant avec un dollar par jour est passé de 63,7 millions en 1987 à 78,2
millions en 1998.
Si la pauvreté constitue une honte pour l'humanité, on peut dire la même
chose pour l'injustice sociale engendrée par la libre concurrence des
forces du marché. Ce n'est pas que le monde se soit appauvri, mais
l'inégalité sociale a considérablement augmenté. Inégalité entre le Nord et
le Sud et inégalité à l'intérieur de nos propres pays. Dans la décennie des
années 90, la répartition inégale de la richesse a augmenté dans le monde
entier : les familles les plus riches des États-Unis, par exemple, ont vu
augmenter leurs fortunes de 15 %, alors que les revenus des plus pauvres
ont stagné. Certains pays d'Amérique latine comme le Brésil, le Honduras,
le Chili, la Colombie, le Mexique, le Pérou et l'Équateur ont battu le
record mondial des disparités sociales. Chaque seconde qui passe, les 17
multimillionnaires d'Amérique latine - qui font partie de l'élite des 200
personnes les plus puissantes du monde - augmentent de 500 dollars leurs
fortunes alors que des milliers d'enfants meurent de sous-alimentation, de
maladies guérissables, par manque de vaccin, et ne peuvent pas aller à
l'école.
L'exclusion a le visage de la dette extérieure
La majeure partie de l'Amérique latine et des Caraïbes semble faire partie
des pays exclus et même être considérée comme "jetable". L'ouverture aux
marchés mondiaux a signifié la faillite des industries nationales, la ruine
des paysans petits et moyens, la piraterie des connaissances indigènes, le
pillage des ressources naturelles, la destruction de l'environnement, la
surexploitation de la force du travail.
En raison des crises mexicaines, asiatiques et brésiliennes, les économies
d'Amérique latine et des Caraïbes ont de bas indices de croissance.
L'investissement extérieur a stagné. Les prix des matières premières ont
chuté et il y a une grande instabilité financière en raison de la présence
des capitaux dits volatils ou "hirondelles".
La dette extérieure, ce nouveau mécanisme de spoliation des économies
latino-américaines de la part des pays du Nord, est toujours sans solution.
Elle n'a cessé de croître au cours de cette décennie. En 1990, elle était
de 443 milliards et en 1999 elle dépassait les 700 milliards de dollars.
Pour le seul service de la dette, la région a payé entre 1982 et 1996
environ 706 milliards de dollars, c'est-à-dire une somme supérieure à la
dette accumulée.
Des millions de voix ont réclamé dans le monde entier l'annulation de la
dette considérée comme "impayable, illégitime et immorale", parce qu'elle
entraîne des coûts considérables concernant la vie des personnes et des
peuples. En dépit des annonces faites par les pays les plus riches
proposant d'annuler la dette des 40 pays les plus endettés de la terre -
parmi lesquels se trouvent la Bolivie et le Nicaragua - et l'une ou l'autre
réforme isolée faite dans ce sens par les pays européens, la réalité
demeure inchangée : le fléau de la dette continue, compromettant le présent
et l'avenir de nos peuples.
En dépit des critiques faites au Fonds monétaire international et à la
Banque mondiale pour avoir imposé aux pays latino-américains et caraïbéens
des plans draconiens d'ajustement, ces organismes n'ont pas cessé d'imposer
leurs recettes. Dans ce cadre, les États perdent leur souveraineté
nationale, vendent leur patrimoine national et sont très loin de résoudre
leurs problèmes, encore plus lorsqu'ils agissent de façon isolée face aux
créanciers unis dans le Club de Paris et le Club de Londres.
L'exclusion a le visage du chômage et de la précarité
Le monde du travail est le plus directement touché par la crise et la
stagnation de l'économie. Le chômage croît de 6 % en 1990 à 9,5 % en 1999,
ce qui est le taux le plus élevé de la décennie, qui dépasse même le niveau
atteint pendant la crise de la dette extérieure au début des années 80,
selon les estimations de l'Organisation internationale du travail.
Le secteur moderne de l'économie a cessé de créer des emplois, à tel point
que le secteur dit informel ou non structuré a rapidement augmenté. Sur 100
emplois nouveaux qui se sont créés entre 1990 et 1997, 69 relèvent du
secteur informel. En d'autres mots, s'est développé le travail précaire,
mal rémunéré, à temps partiel, temporaire, sans sécurité, sans protections
légales et sociales minima.
Les femmes constituent le secteur dans lequel le droit du travail est le
moins respecté : elles constituent la majorité des travailleurs de la sous-
traitance, temporaires et mal payés. La vie des femmes est encore plus dure
parce qu'une fois terminée la journée de travail, elles consacrent leurs
énergies au travail domestique et à s'occuper des enfants.
La situation des travailleurs du secteur formel n'est pas meilleure, car au
cours de cette décennie ils ont vu baisser en flèche leur revenu (le
pouvoir d'achat des salaires durant la dernière décennie a diminué de 27 %
par rapport au salaire minimum de 1980) car ils ont été en permanence
menacés de licenciement dans le secteur public et de la fermeture massive
des industries et des unités de production.
Les politiques de "flexibilisation" et de réformes du travail, appliquées
avec tant d'enthousiasme par les gouvernements pour attirer les
investissements étrangers, ont contribué à dégrader et surexploiter la
force de travail, revenant à des situations d'esclavage qui régnaient au
XIXème siècle. Sont particulièrement graves les conditions du travail
qu'impose le capital transnational en Amérique centrale et dans les
Caraïbes dans les entreprises maquilas et dans les zones franches, où
travaillent majoritairement des femmes.
Devant l'augmentation sans précédent de l'armée de réserve, les patrons
eurent des occasions considérables pour imposer des conditions léonines aux
travailleurs et travailleuses, situation qu'aggrave l'affaiblissement des
syndicats. Les attentats à la liberté et aux droits syndicaux ont été
accompagnés dans les différents pays par des politiques d'anéantissement
des mouvements syndicaux. Bien que le phénomène soit généralisé, les cas
les plus représentatifs sont ceux de la Colombie et du Guatemala. Dans le
premier, 2 700 syndicalistes ont été assassinés au cours des 12 dernières
années tandis que dans le second, bien que la guerre civile soit terminée,
la répression systématique des activités syndicales s'est traduite par
l'assassinat de 13 dirigeants entre 1992 et 1997.
L'exclusion se manifeste dans la négation des droits
La majorité des gouvernements d'Amérique latine et des Caraïbes ont opté
pour la politique suicidaire qui consiste à remettre à l'entreprise privée
des secteurs économiques et des services publics fondamentaux comme
l'éducation, la santé et la sécurité sociale, renonçant à ses obligations
de fournir des services à tous les citoyens. Entre 1990 et 1996, les "pays
en transition ou en voie de développement" ont privatisé des entreprises
publiques pour 155 milliards de dollars. Plus de la moitié de ces
opérations ont eu lieu en Amérique latine, bénéficiant au capital
transnational européen, nord-américain et aux élites nationales.
Avec la privatisation des services publics, la relation entreprise-client a
remplacé la relation citoyen-État. L'objectif du capital de maximiser les
profits conduit à renchérir le coût des services, à créer des monopoles
privés et à exclure de larges franges de la population au bas revenu,
situation qui s'aggrave lorsque s'affaiblit la capacité de contrôle de
l'État.
En vue d'améliorer des indices macro-économiques, de rembourser la dette et
réaliser les plans d'ajustement, les gouvernements amputent le budget
social, éliminent les aides et soumettent l'État à une cure
d'amaigrissement, jetant dans le chômage des milliers d'employés du secteur
public. Une telle politique toutefois n'est pas suivie par les pays riches
de l'Organisation de coopération et développement économique (OCDE) qui,
entre 1990 et 1997, ont augmenté leur budget social de 45 % à 47 %.
L'ajustement fiscal se traduit par davantage d'enfants et de jeunes sans
éducation, particulièrement des filles, davantage de femmes qui meurent
pendant l'accouchement, moins d'attention portée aux personnes âgées, aux
paysans et aux indigènes. Le démantèlement des services sociaux fait peser
une charge encore plus lourde sur les femmes qui sont en charge de la
nourriture, la santé, le bien-être et l'harmonie de la famille, ainsi que
pour les relations communautaires.
Après plusieurs années d'application des politiques centrées sur la prise
en compte des plus pauvres, il est évident que ces programmes ont échoué
sur toute la ligne. Non seulement les secteurs en extrême pauvreté ont
augmenté, mais ils ont atteint de nouvelles couches sociales entraînant
rapidement à l'abîme les classes moyennes. En matière de santé par exemple,
267 millions de personnes, soit 55 % de la population des Amériques,
subissent une exclusion en raison du manque de lits dans les services
d'hospitalisation et près de 16 millions de personnes ont des difficultés
pour avoir accès aux services des médecins professionnels, selon
l'Organisation panaméricaine de la santé.
L'exclusion châtie les pauvres
Mais à mesure que les États se désintéressent des problèmes sociaux, ils
renforcent leurs attributions autoritaires et leurs appareils répressifs
pour les rendre aptes à contrôler les mouvements de protestation sociale.
Dans de nombreux pays, les luttes et les mouvements sociaux deviennent des
délits ; on poursuit, emprisonne, assassine et menace les dirigeants
paysans et indigènes qui luttent pour la terre, les défenseurs des droits
humains et les journalistes, les dirigeants syndicaux. Des groupes
paramilitaires financés par de grands propriétaires commettent des crimes
et des massacres qui restent impunis, agissant souvent avec la complicité
des autorités de l'État. Dans les villes, les groupes de "nettoyage social"
se chargent d'éliminer ceux que le système considère comme "jetables" : les
enfants de la rue, les mendiants, les homosexuels, les prostituées.
L'augmentation de la violence, de l'insécurité et de la délinquance dans
les villes latino-américaines sont des affaires prioritaires dans les
agendas locaux, nationaux et internationaux. Au début de la décennie des
années 90, l'Amérique latine était considérée comme une des régions les
plus violentes du monde, avec une moyenne proche de 20 homicides pour 100
000 habitants. Les prisons sont pleines de pauvres, car les "délinquants en
col et cravate" vont rarement en prison. Bien que la pauvreté ne puisse
être considérée comme l'unique cause de la délinquance et de la violence,
il y a un ensemble de facteurs associés à l'environnement social, culturel
et psychologique qui contribue à les engendrer et à les intensifier. Parmi
ces facteurs nous pouvons mentionner les inégalités sociales considérables,
la corruption, le sensationnalisme des moyens de communication, l'extension
du trafic de drogue et de la consommation d'alcool, l'impunité et
l'inefficacité des systèmes judiciaires. Cette situation permet de voir
qu'un des objectifs du Sommet social de Copenhague de 1995, qui était de
parvenir à "l'intégration sociale", est à des années-lumière d'avoir été
atteint.
L'exclusion a le visage de la migration et du racisme
La crise économique, la violence, le manque de terres poussent des millions
de Latino-Américains à rechercher des jours meilleurs dans les villes ou à
traverser les frontières nationales ou continentales. Le nombre des
migrants pour l'Amérique du Nord et dans la région elle-même est passé de
1,5 million en 1960 à 11 millions en 1990. Il est prévisible que dans la
décennie des années 90, les flux migratoires auront augmenté. Là où il y a
du travail, là vont les migrants... avec ou sans papiers, utilisant
n'importe quel chemin, mécanisme ou moyen de transport. Attirés par les
images de prospérité et de consommation que projettent les médias sur le
Nord prospère et riche, beaucoup trouvent la mort dans leur tentative :
noyés dans le Río Bravo, brûlés ou morts de faim dans les déserts d'Arizona
et de Californie, gelés dans les cales des bateaux bananiers ou de pêche.
Cette migration croissante du Sud vers le Nord n'est pas bien vue des pays
développés qui, oubliant leur propre passé expansionniste et colonialiste,
ont élevé un nouveau mur à la frontière mexicaine et à Ceuta et à Melilla
(Espagne) pour empêcher que les exclus ne viennent profiter des bénéfices
supposés de la globalisation. Ainsi, non seulement on renforce le contrôle
des frontières pour éviter l'arrivée de davantage de migrants, mais on
applique des politiques de contrôle des résidents (régularisation) et des
politiques d'expulsion des sans-papiers.
Malgré tout, les migrants continuent d'arriver dans le Nord et ils sont
presque toujours traités de deux façons différentes : d'un côté, on cherche
leurs bras pour faire le travail pénible, sale et mal payé que les
nationaux ne veulent pas faire et, d'autre part, ils sont méprisés et
objets de discrimination. Beaucoup de migrants sont victimes de la haine
raciale et de la xénophobie qui ne sont plus aujourd'hui le monopole des
groupes d'extrême droite qui revendiquent d'être des Blancs à 100 % et qui
passent à tabac les migrants latino-américains, africains, arabes ou
asiatiques et brûlent leurs commerces, maisons et lieux de réunion. À
présent, l'extrême droite, grossissant démesurément la menace de la
migration en provenance de l'extérieur, élargit sa base sociale, accède au
pouvoir en Autriche et réalise des progrès électoraux dans d'autres pays
européens.
Les pays latino-américains et caraïbéens ne sont pas non plus étrangers aux
phénomènes de racisme et de xénophobie : en Amérique latine, les peuples
indigènes et noirs vivent au sein d'un apartheid social réel, comparables
seulement avec les discriminations de tout ordre et les violences qui
guettent les femmes.
Mais l'exclusion a aussi un visage de proposition...
Cinq années après le Sommet de Copenhague, l'échec du modèle macro-
économique dominant s'est confirmé. L'application des politiques
néolibérales et des programmes d'ajustement a creusé jusqu'à atteindre des
extrémités intolérables les injustices historiques, les inégalités et les
exclusions de tout ordre en Amérique latine et dans les Caraïbes. À cause
de cela, le moment est désormais venu de dire : "assez", au modèle
néolibéral excluant et pervers qui menace et détruit la vie et
l'environnement. Et il ne s'agit pas de "donner un visage humain à la
mondialisation" néolibérale. Les besoins de base et les droits fondamentaux
des personnes doivent l'emporter sur les forces du marché et les intérêts
démesurés de lucre d'une minorité.
La dette extérieure doit être annulée et les ressources ainsi dégagées
doivent être consacrées au développement social et humain, et ce processus
doit être soumis au contrôle citoyen et démocratique. C'est l'heure de
racheter les dettes écologistes et sociales à l'égard de l'enfance, la
jeunesse, les femmes, les peuples indigènes, les Noirs, les pauvres de la
campagne et de la ville. C'est au Nord de payer la dette historique
considérable accumulée à l'égard du Sud pendant des siècles de colonialisme
et de relation internationale inégalitaire.
Les programmes d'ajustement structurel imposés par le FMI, la Banque
mondiale, la Banque interaméricaine de développement doivent être suspendus
parce qu'ils sont le principal facteur d'instabilité politique, sociale, et
économique. Ces organismes doivent être soumis à une sérieuse évaluation
après qu'aient été évalués les coûts sociaux, humains et écologiques qu'ils
ont provoqués en imposant leurs programmes sans prendre en compte les
contextes et les particularités nationales.
La surexploitation et les conditions dégradantes dans le travail doivent
cesser. Il est nécessaire d'appliquer la "Déclaration de l'OIT
[Organisation internationale du travail] relative aux principes et droits
fondamentaux du travail", adoptée en 1998, qui établit la liberté
d'association, la liberté syndicale et la reconnaissance effective du droit
de négociation collective et l'élimination de la discrimination en matière
d'emploi et de profession. Les transnationales doivent être soumises à une
supervision internationale de la part des Nations unies.
Il n'y a pas d'être humain illégal : les droits humains des migrants
doivent être respectés. Nous exigeons des gouvernements qu'ils ratifient la
Convention internationale sur la protection des droits de tous les
travailleurs migrants et de leurs familles, approuvée en 1989, à laquelle
ont adhéré 12 États alors qu'il en faut 20 pour qu'elle puisse entrer en
vigueur.
Nous appuyons les organisations paysannes qui réclament la réforme agraire,
la sécurité alimentaire, des politiques de protection à l'égard des petits
producteurs qui approvisionnent le marché intérieur.
Dans un contexte où il existe une montée du racisme, de la discrimination
raciale et de la xénophobie dans le monde entier et où il est nécessaire de
faire face à ce phénomène d'une manière globale, en adoptant des mesures
pratiques comme la prévention, l'éducation et la protection, nous appuyons
et soutenons la Conférence contre le racisme, prévue pour l'an 2001 en
Afrique du sud et nous posons la question de la révision des lois et des
règles concernant les migrations dans les pays du Nord.
... et de résistance
Le néolibéralisme a beaucoup fait pour diviser, désarticuler et surtout
pour essayer de vider la mémoire, les espérances et les utopies des peuples
latin