La "Société de l'Information" des précédents qui plaident pour la mise en place d'un tribunal international

2002-07-02 00:00:00

La
"société de l'information" - issue de
cet écheveau de bits, chips, fréquences, câbles,
satellites, programmes et réseaux qui a unifié
électroniquement tous les codes humains et a permis la
croissance exponentielle de la messagerie et de l'"infosphère"
dans laquelle nous baignons - sera élevée en décembre
2003 aux honneurs d'un Sommet Mondial que lui dédiera
l'Organisation des Nations-Unies elle-même, avec l'Union
Internationale des Télécommunications, l'UIT,
dans le rôle de l'hôte principal.
D'ici
là, avec trois Conférences préparatoires et les
fabricants d'équipement, de programmes et de canaux qui s'en
lèchent les babines d'avance, un déluge de
panégyriques, hymnes, hosannas, apologies et autres éloges
à ladite Société tombera sur nos têtes,
plus abondant encore que celui qui déferla en 1998, quand on
voulut nous faire croire qu'Internet viendrait rapidement à
bout du sous-développement, de la pauvreté et de la
faim dans le monde. Tout cela relève de la légende
dorée de ce qui avait été baptisé, il n'y
a pas si longtemps, the network age ; des éloges qui,
si on regarde les choses de façon objective, sont en grande
partie mérités. Car c'est à partir de la
révolution technologique sous-jacente que les standards de
production, de conservation et de diffusion des savoirs ont été
élargis de façon radicale et, dans une certaine mesure,
démocratisés.
Comme
dans toute histoire digne de ce nom, ces images d'Épinal de la
"société de l'information" cachent néanmoins
par devers elles une légende noire que les protagonistes
voudraient escamoter, mais qu'il faudra mettre en lumière au
moment du Sommet. Cette légende noire est de nature
économique et il faut la raconter ici, non pas dans
l'intention manichéenne de salir ou de détruire la
légende dorée, mais plutôt pour peser en toute
connaissance de cause le pour et le contre, ce qui dans cette
"société de l'information" est bon à
garder et ce qui doit être dénoncé et jeté.
Il s'agit, concrètement, de deux gigantesques spéculations
économiques, en grande partie frauduleuses, menées par
ceux qui ont déjà accaparé ladite "société
de l'information", qui ont ruiné son développement
naturel, appauvri des millions d'épargnants, hypothéqué
les coûts futurs de ses services et déclenché une
crise économique globale qui, selon certains analystes,
pourrait être pire que celle de 1929. Car une chose est sûre
: tout comme dans le cas du "global village ", la
"société de l'information" est déjà
propriété de quelques uns, et il existe un risque bien
réel que le Sommet ne serve qu'à renforcer -
derrière une façade de débats démocratiques
- l'adaptation de l'univers des consommateurs au bon vouloir des
grandes multinationales, cette fois-ci officiellement invitées
(le verbe "adapter" figure dans les textes officiels
de l'UIT).
*
* *
Le
marché libre et autorégulé est, nous dit-on,
parfaitement vertueux, il est l'expression suprême de ce que le
XIXème siècle appelait "les harmonies
économiques", sauf... quand il perd la tête en
raison d'une surchauffe, ou qu'il présente un syndrome de
priapisme spéculatif. Sa crise prolongée - qui a
commencé en 2000 dans le segment hight-tech de
l'information/communication, astucieusement promu au statut de
"nouvelle économie" et d'"e-business"
pour gonfler plus rapidement la bulle spéculative - continue
aujourd'hui de menacer l'ancienne économie qui se portait
relativement bien. Cette crise a éclaté, il est
important de le rappeler, bien avant le 11 septembre 2001. Rien de
très nouveau, écrivait Le Monde dans un
éditorial : le développement des chemins de fer en 1840
et l'électrification universelle en 1920 engendrèrent
des spéculations analogues. A ceci près que, dans ces
époques plus modestes, l'immense majorité de l'humanité
naissait et mourait sans savoir ce qu'était la Bourse (au
moment du krach de 1929 seul 1 % des américains possédaient
des actions, contre plus de 50 % aujourd'hui).

La
plupart des innovations technologiques du secteur de
l'information/communication dont nous profitons dans notre vie de
tous les jours sont nées dans des laboratoires militaires,
avant d'être commercialisées par les entreprises civiles
une fois leur "déclassification" acquise. Ce fut le
cas de l'Arpanet en service au Pentagone devenu ensuite
Internet, de l'un des programmes reaganiens de la Guerre des
Etoiles à l'origine du projet Iridium Motorola de
téléphonie mobile satellitaire, ou encore du Global
Positioning System, le GPS de l'armée américaine,
aujourd'hui banalisé, entre autres applications, comme
détecteur de voitures volées. La transformation
commerciale d'inventions et de découvertes constitue souvent
le seul moyen de mettre à la portée de tous des
innovations qui sinon resteraient inexploitées. Mais cette
fois-ci, l'auri sacra fames, l'exécrable faim d'argent
suscitée par les nouvelles technologies de l'information et de
la communication a dépassé toute commune mesure. Elle
n'a cessé qu'avec les pertes colossales enregistrées
(les plus grandes de l'histoire de l'économie mondiale) et la
déception créée par maintes promesses non tenues
: téléphonie banalisée et quasi gratuite pour
tout le monde, télévision haute définition
(TVHD) sur écran cinérama, commerce internet en
croissance exponentielle, véritable inter activité
multimédia, etc.

Le
XXIème siècle a commencé et le tableau est d'une
toute autre couleur. La téléphonie mobile a supplanté
la téléphonie câblée, mais cette
croissance s'est essentiellement traduite par la saturation des zones
déjà équipées et peuplées de
consommateurs solvables, laissant les favelas et barrios du monde
entier dans une situation inchangée depuis des décennies
; les tarifs sont restés scandaleusement cartelisés
et élevés dans les pays du Sud qui continuent de
financer la croissance des multinationales qui disposent ainsi d'un
cash-flow impressionnant leur permettant de s'acheter l'une
l'autre ; Iridium a fait faillite en 474 jours, avec 5
milliards de dollars de dette et 55.000 abonnés au lieu des
1,6 millions prévus (c'est maintenant le Département de
la Défense qui essaye de la remettre à flot), suivie
quelques mois plus tard par Globalstar. La téléphonie
mobile a fait l'objet d'une spéculation tellement scandaleuse
qu'on lui consacrera la partie finale de ce texte. La TVHD et
la numérisation des images sont restées pour l'instant
dans les limbes, officiellement du fait de retards dans la
technologie de la compression de l'image, avec une bonne moitié
des opérateurs européens au bord de la faillite en
raison d'investissements disproportionnés. Les énormes
intérêts en jeu ont décidé, de toute
évidence, que la "multimédialité"
pouvait attendre, que les PC avec téléphonie vocale
incorporée devaient mystérieusement disparaître
des marchés, que le mariage du PC avec la TV était à
différer. Grâce à sa partie utile, l'Internet a
survécu à la voracité de ceux qui avaient essayé
d'en faire la source de toutes les spéculations, même si
le réseau est resté lourdement touché par la
crise des indicateurs technologiques boursiers. La facture a été
lourde : deux cent compagnies américaines parmi les plus
performantes du secteur ont fait faillite entre 2000 et 2001, et les
analystes ont prédit pour 2002 "une année
catastrophique". Les avis en la matière sont unanimes
: le malaise actuel de l'économie mondiale a jailli d'une
colossale bulle spéculative de la "société
de l'information", soutenue par plusieurs gouvernements et
fondée sur deux réussites technologiques littéralement
séquestrées par le marché : Internet et
la Téléphonie mobile.

A)
la spéculation Internet a été un mélange
de délire boursier jamais vu et d'une bonne dose de
machiavélisme politique. Son origine : les États-Unis,
pays propriétaire de facto du réseau (les treize
principaux moteurs de recherche, le quasi-monopole Cisco sur
les commutateurs ou "routers", la majeure partie des
presque deux milliards de sites, 70 % de toutes les adresses
électroniques réservées à l'avance
disponibles sous le code IPv4, les bureaux d'attribution
d'identification, les systèmes Échelon, Carnivore,
Fluent et Oasis qui épient et contrôlent les
contenus de tous les messages et - c'est dur à croire - les
plates-formes de 95 % des liens intra-européens et
intra-asiatiques, sont nord américains). Le conglomérat
industriel, gouvernemental, boursier et médiatique, président
Clinton en tête, a lancé une grande offensive destinée
à faire croire à l'humanité que le futur
s'appelait Internet, que la plupart des investissements se
déplaceraient vers le réseau et que seul subsisterait
l'e-business en croissance exponentielle. Simultanément,
une autre bonne nouvelle était répandue par le PNUD
et la Banque Mondiale : même le salut des pauvres ne
relevait quasiment plus de questions d'eau, de santé et de
protéines, mais d'un bon branchement au réseau. L'ère
d'un gigantisme sans précédent dans l'histoire de
l'économie mondiale commençait. Entre 1998 et 1999 six
des douze plus grandes fusions d'entreprises, totalisant 465,3
milliards de dollars, ont concerné des firmes liées à
Internet. Microsoft a capitalisé 471 milliards de
dollars en 1999, Intel 285, Lucent 211, Yahoo 188,
AO 164, Oracle 85... ; en mars de cette même
année, le capital de Cisco a atteint la somme
monstrueuse (y a-t-il d'autres épithètes ?) de 555
milliards de dollars, presque la moitié du PIB annuel de la
France, face auquel les plus grandes entreprises de la old-economy
- dont on disait jadis qu'elles enrhumaient les
États-Unis chaque fois qu'elles éternuaient - sont
devenues dérisoires. Les magnats de la new-economy se
sont vantés alors d'avoir multiplié par quatre la
vitesse des mouvements boursiers dans le monde. L'un des grands
mythes américains, celui d'un far-west toujours
recommencé, de libertés encore inédites à
conquérir, a resurgi. Il a été épaulé
par une tentative politico-économique de satelliser
définitivement l'économie mondiale autour de Wall
Street.

Ce
gigantisme n'a duré que quelques mois. En janvier 2001 Walt
Disney Co. - tout un symbole - ferme son portail Go.com
qui regroupait toutes les activités de l'entreprise, après
avoir comptabilisé une perte d'un milliard de dollars. Le 24
avril, pour faire passer l'amère pilule des douze mille
licenciements imposés par la perte de 400 des 555 milliards de
dollars capitalisés l'année précédente,
John Chambers, manager de Cisco, réduit son salaire
annuel de 157 millions de dollars à 1 dollar symbolique. Les
actions de Lucent partent en fumée, 210 entreprises
américaines "point.com" font faillite en
quelques semaines, des entreprises strictement spéculatives
dépouillent des millions d'épargnants de leur épargne.
Un véritable e-krach titre Le Monde, en janvier
2001, dans l'un de ses éditos. La catastrophe ne s'arrête
pas là et tend plutôt à s'aggraver. Teligent,
360 Network, PSInet, Covas, Exodus et Excite@Home vont
devoir se soumettre au chapitre 11 de la loi américaine sur
les faillites, et 2002 débute avec une tendance analogue pour
Qwest, Carrier 1, Level 3, Viatel et Globalstar.
Simultanément, Alcatel annonce des pertes de 4,96
milliards d'euros (les plus grandes de l'histoire de l'économie
française), Vivendi Universal (le nouveau Pantagruel
franco-américain) une dette cumulée de plus de 10
milliards d'euros fin avril 2002, et AOL/Times - le plus grand
groupement médiatique du monde - des pertes pour le 1er
trimestre 2002 de 54,2 milliards de dollars (le déficit le
plus élevé de l'histoire des États-Unis). En
juin 2002, les optimistes calculaient que mille milliards de dollars
s'étaient déjà évaporés en
spéculations nasdaq ; les pessimistes (comme Scientific
American dans son numéro de mai) portaient cette somme
déjà astronomique à quatre mille milliards de
dollars... ces chiffres tellement hors du commun avalisent
l'hypothèse selon laquelle le prochain Sommet de Genève
aurait pour objectif, inter alia, d'aider ce secteur à
refaire surface.

Le
cas Enron, superstar de la "new economy", la plus
grande faillite frauduleuse de toute l'histoire des Etats-Unis, est
exemplaire de ce qui s'est passé entre 2000 et 2002. Le
scandale a été tellement retentissant qu'il a presque
réussi à éclipser celui de Global Crossing,
le géant des 165.000 kilomètres de fibres optiques sur
200 villes de 27 pays. Le krach de cette dernière entreprise
reste, pour l'instant, le plus important des télécommunications
américaines et le quatrième en importance de l'économie
de ce pays. Fondé en 1997, ce météore
spéculatif, c'est le cas de le dire, capitalisait déjà
cinquante milliards de dollars en 2000 et était considéré
comme l'un des protagonistes les plus respectables de la nouvelle
économie. Le 28 janvier 2002, après avoir déclaré
des pertes de 4,6 milliards de dollars et un endettement de plus de
12,4 milliards, ses actions qui étaient côtés à
65 dollars ne valaient plus que 30 centimes. Tous les scénarios
de sauvetage - une leçon à tirer pour la "société
de l'information" - prévoient que les actionnaires
perdront la totalité de leurs investissements. Dans le cas
Enron, c'est pire encore : les cadres supérieurs de
l'entreprise, presque tous coupables de "délit
d'initiés", ont encouragé les employés à
acheter les actions de l'entreprise tandis qu'eux-mêmes
vendaient les leurs. De la même façon, chez Global
Crossing on a vu apparaître la figure d'un PDG, Gary
Winnick, qui vend ses actions juste avant de déclarer la
faillite, accompagné de l'audit Arthur Andersen, dont
la passion pour le "délit d'initiés",
l'évasion fiscale et la destruction massive de documents
compromettants venait de faire la une des journaux quelques semaines
auparavant dans le cadre du cas Enron. William Cohen, ancien
Secrétaire d'État, était membre du Conseil
d'Administration de Global Crossing, tandis que son
vice-président, Joseph Perrone, avait été chef
contrôleur des entreprises de télécommunication
chez... Andersen. De plus, la plupart des grandes banques qui
risquent de ne pas sortir indemnes étaient simultanément
créancières, actionnaires et consultantes des
entreprises qui ont fait faillite. Ces méga-scandales
financiers et ces complicités entre contrôleurs et
contrôlés ont fini par attirer l'attention du monde
entier sur trois grands et très respectés groupes
économico-financiers :

a)
les Banques d'Investissement : Merril Lynch, première
banque nord américaine d'investissement, a apporté 400
millions de dollars à la société Enron
qu'elle savait en déconfiture. Dans ses mémos internes,
Henry Blodget, l'une des vedettes de la banque, qualifiait de pieces
of crap ("merde") les actions d'Excite@Home
alors même qu'il recommandait à ses fidèles
clients d'en acheter (Merril a essayé récemment
de récupérer ne serait-ce qu'une partie de son prestige
en recrutant en qualité de consultant l'ancien maire de New
York, Rudolph Giuliani, et en mai 2002 - par le truchement d'une de
ces transactions judiciaires où les américains sont
passés maîtres - a réussi à se blanchir
moyennant le paiement d'une amende de cent millions de dollars) ;
b)
les grands et très influents Analystes Financiers ; 16 des 17
bureaux les plus importants des États-Unis recommandaient
l'achat d'actions Enron en septembre 2001. Goldman Sachs,
Lehman Brothers et d'autres persistaient à le faire
même après que l'entreprise ait annoncé une
première perte de 600 millions de dollars, et
c)
les non moins célèbres entreprises américaines
d'Audit et de Conseil Financier. Les cinq géants, jusque là
considérés au-dessus de tout soupçon :
Pricewaterhouse Cooper (22,3 milliards de dollars de chiffre
d'affaires en 2000), KMPG (13,5), Deloitte Touche Tohmatsu
(12,4), Ernst&Young (9,9) et Arthur Andersen (9,3),
ont tous été reconnus coupables de complicités
délictueuses. Un ancien chef de la comptabilité de la
Security Exchange Commission, la SEC, qui assure le
rôle de gardienne de la bourse américaine, a récemment
déclaré qu'il s'était agi là d'une
véritable attaque à main armée, et qu'on
pouvait estimer à deux cent milliards de dollars les sommes
perdues en bourse du fait des irrégularités et des
fraudes des grandes entreprises d'audit.

La
banqueroute d'Enron, en particulier, menace de créer à
terme un gigantesque tsunami financier aux conséquences
effrayantes. Cette entreprise, qui facturait cent milliards de
dollars par an pour la fourniture d'énergie et dont on sait
maintenant qu'elle agissait de façon crapuleuse (elle créait
des pénuries et des congestions artificielles sur les réseaux
électriques pour manipuler les prix, exportait de Californie
une énergie qu'elle ré-importait ensuite pour toucher
la prime de transport, fermait des usines électriques pour
simuler la pénurie), s'est effondrée en six semaines
avec la complicité scandaleuse des banquiers, des audits et
même de la SEC (pour ne rien dire des partis politiques
qu'elle avait financés, ni de la Maison Blanche elle-même).
Finalement, excusez du peu, il est apparu que 212 des 248 congressmen
membres des huit commissions d'enquête du cas Enron
avaient reçu de cette même compagnie, lorsque les
affaires étaient florissantes, des aides financières
pour leurs campagnes électorales, y compris le Secrétaire
de la Justice, Ascroft, qui a déclaré avoir empoché
57.000 dollars.