Vers un agenda social de la communication

2002-08-16 00:00:00

La nouvelle spirale de violence et de mensonges qui a déferlé sur le
monde entier après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, a
brusquement installé un cadre dévaforable aux luttes démocratiques. Face
à cette adversité, celles-ci doivent redoubler d’efforts pour la paix et
la justice, mais aussi pour la vérité. Ceci implique de pointer non
seulement les « excès » de la manipulation et de la distorsion de
l’information, mais surtout les fondements et les conditions qui les
rendent possibles, c’est-à-dire ce qui, depuis des décennies, nourrit la
lutte pour la démocratisation des communications et des médias.

Le Forum Social Mondial, en tant que processus structurant, se présente
comme l’espace idoine et légitime pour canaliser les énergies et
permettre l’émergence d’un mouvement social sous la bannière de la
démocratisation de la communication. Partant de là, nous proposons pour
la conférence de focaliser l’attention sur l’ébauche d’un Agenda social
de la communication. S’agissant d’un thème transversal qui touche à toute
relation humaine, l’important est d’identifier les points centraux qui
contribuent à la définition de stratégies et d’objectifs nécessaires à
l’articulation et à l’impulsion de ce mouvement social.

La démocratisation de la communication est, avant tout, une question de
citoyenneté et de justice sociale, qui fait partie du droit humain à
l’information et à la communication. Autant dire qu’elle est
consubstantielle à la vie démocratique de la société même, dont la
vitalité dépend d’une citoyenneté dûment informée et délibérante qui
puisse participer et être coresponsable des prises de décisions dans les
affaires publiques.

Cependant, ces derniers temps, cette aspiration démocratique s’est vue
sérieusement contrainte par l’hégémonie néolibérale qui, en plaçant le
marché au centre de l’ordre mondial, prétend confisquer les démocraties
en vidant de son sens la citoyenneté. Et d’autant plus lorsque la
communication est devenue la clé de voûte de cette dynamique. C’est si
vrai que, en prenant appui sur le développement accéléré des technologies
et des techniques de ce domaine, les pouvoirs établis visent à la
convertir en paradigme du futur, que ce soit sous la formule de la «
société de l’information » ou sous toute autre équivalente.

Il est important de préciser que le développement des technologies de
l’information et de la communication repose sur deux éléments centraux.
L’un est la numérisation, qui permet de transcrire tout type
d’information –données, texte, son, image, vidéo, codes, programmes
informatiques– dans le langage informatique avec un système de
codification basé sur une séquence binaire de bits (binary digit).
L’autre est lié à l’extraordinaire progrès des composants électriques :
semi-conducteurs, circuits intégrés, transistors et microprocesseurs.

A partir de ce langage commun, il est devenu possible de créer des
protocoles qui permettent de partager l’information entre ordinateurs et
qui, complétés par les systèmes de télécommunication (qui disposent
maintenant de satellites puissants et intégrés) et la technologie des
réseaux, rendent possible la transmission de tous les types de messages
par un même canal, formant ainsi la base des nouvelles technologies de la
communication et de l’information. Cette intégration de technologies est
ce qui fonde la logique de convergence technologique, qui est une
caractéristique fondamentale des NTIC. Autrement dit, il s’agit d’une
technologie polyvalente en termes d’infrastructure et de canaux, ce qui
lui confère son caractère flexible. Elle se décline aussi dans le secteur
des services.

La forme la plus visible de ces avancées technologiques pour le commun
des mortels est, sans doute possible, l’Internet. Et ce n’est pas un
hasard si elle offre le meilleur visage pour vendre la globalisation
économique.

De ce fait, la communication non seulement a fait l’objet d’évolutions
internes substantielles (subordination de la parole à l’image,
transmissions en direct et en temps réel, multimédia, etc.), mais elle
est également devenue l’un des secteurs les plus dynamiques, avec de
profondes répercussions dans tous les domaines de la vie sociale.

Concentration du pouvoir

La communication apparaît maintenant comme un secteur économique en
pointe, tant par sa rentabilité que parce qu’on y cherche les clés du
renforcement de ladite « nouvelle économie ». C’est pourquoi –à la faveur
de la mondialisation économique– c’est là que s’est déchaîné avec la plus
forte virulence la dynamique de concentration d’entreprises et de
transnationalisation, qui s’est traduit par l’apparition de véritables «
magnats », avec des ramifications dans tous les coins du monde.

C’est-à-dire que des mégacorporations se sont formées par la fusion de
groupes de presse écrite, de chaînes de télévision, de télévisions
câblées, de cinémas, de software, de télécommunications, de
divertissement, de tourisme, entre autres. De telle façon que les
produits et les services de leurs entreprises donnent lieu à une
promotion mutuelle entre les différentes branches dans une recherche
d’extension de leurs « niches » de marché respectives. Actuellement, les
corporations qui dominent le marché mondial de la communication sont au
nombre de sept (Disney, Time Warner-Aol, Sony, News Corporation, Viacom
et Bertelsmann); si aucune restriction n’est apportée à cette logique
oligopolistique, demain elles seront encore moins nombreuses.

S’agissant d’un projet global, ce processus a été accompagné par la mise
en place de politiques de libéralisation et de déréglementation (surtout
en matière de télécommunications, pour éliminer toute régulation ou tout
espace étatiques qui puissent faire obstacle à l’expansion
transnationale), mais aussi de réglementations (comme c’est le cas de la
nouvelle interprétation du droit de la propriété intellectuelle)
destinées à sauvegarder leurs intérêts et à obtenir une fois pour toutes
que l’information et la production culturelle soient considérées comme de
simples marchandises.

Sous couvert du dogme néolibéral, ce qui s’est développé c’est une
industrie médiatique et culturelle hautement concentrée et régie par des
principes exclusivement commerciaux, où les critères de rentabilité
l’emportent sur ceux de l’intérêt général, la notion de
consommateur(trice) sur celle de citoyen(ne). Rien d’étonnant alors à ce
que le futur se dessine avec une abondance d’informations gratuites, mais
banales –quoique rendues spectaculaires par les médias–, et un accès à
l’information de qualité réservé à ceux qui auront les moyens de payer.

La force de cette attaque est telle qu’elle a pratiquement détruit sur
son passage les médias de caractère public, en les privatisant pour la
plupart ou en les obligeant pour les autres à se commercialiser en
réduisant les espaces destinés à alimenter un débat large, pluriel et
ouvert sur les différents points de vue, idées et expressions culturelles
de la société.

En dépit de cela, les médias sont aussi devenus un point crucial de
l’espace public et de la citoyenneté elle-même –nous disons crucial pour
signaler qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, mais intensifié et
substantiel–, aussi bien par la capacité qu’ils ont maintenant de peser
sur la définition des agendas publics que de légitimer tel ou tel débat.
La prédominance des médias de communication par rapport à d’autres
instances de médiation sociale –partis, syndicats, églises,
établissements éducatifs, etc.– est telle que ces dernières, pour
s’imposer, ont régulièrement recours à ces mêmes médias.

Intérêt général hors jeu

Dans ce contexte, le risque de voir la « dictature du marché » se
consolider à partir du pouvoir énorme qui s’est concentré dans le monde
de la communication, pour gagner « les esprits et les coeurs » des gens,
n’est pas une simple chimère.

En effet, à mesure que le monopole de la transmission des idées, des
informations et de la culture s’étend, il s’avère que la pluralité et la
diversité dans les médias comptent toujours moins du fait du
rétrécissement systématique de la game des points de vue qui s’y opère.
C’est que cet « avantage comparatif » qui résulte de la concentration de
tels moyens, s’est transformé en pilier stratégique pour l’offensive
idéologique de la globalisation néolibérale.

Bien que sur toute la planète les pressions sur les pays pour qu’ils

ouvrent leurs marchés (celui de la communication en premier lieu) aient
été constantes, l’avancée de la globalisation sur ce plan a sans doute
été moindre que celle obtenue sur le plan idéologique où la « pensée
unique », selon Ramonet, a fait des ravages. D’où la force avec laquelle
s’est propagée la prémisse néolibérale de ce que le marché est la seule
entité capable d’organiser la répartition des ressources, raison pour
laquelle aucune intervention ou régula tion de l’Etat que ce soit n’a
lieu d’être. C’est-à-dire un monde où la « liberté » se mesure par
l’absence d’obstacles pour les acteurs du marché.

Dans ce cadre, le discours sur la « liberté de la presse » a regagné de
l’espace, mué en « liberté d’entreprendre ». Il convient de rappeler que
les pères de la pensée libérale associèrent la liberté de la presse à la
préservation de la vie publique au-delà de l’Etat, faisant l’hypothèse
que la liberté d’opinion devait être garantie par une presse
indépendante, moyen principal de l’expression de la diversité des points
de vue et de la formation d’une opinion publique informée et vigilante
face aux abus du pouvoir étatique. Dans cette ligne de pensée, ils
donnèrent pour acquis que la liberté d’entreprendre était le fondement de
la liberté d’expression, considérant que le laissez faire économique
était la contrepartie naturelle de la liberté individuelle d’opinion et
d’expression.

Leur préoccupation pour la liberté d’expression, dans un contexte
historique marqué par des gouvernements absolutistes, se référait à la
menace que l’Etat faisait peser sur l’espace public. D’où il résulte
qu’il est particulièrement malhonnête ou trompeur de s’abriter derrière
cette prémisse pour tenter de masquer la principale menace qui pèse
aujourd’hui sur la liberté d’expression : la formation de monopoles
médiatiques à caractère commercial. C’est que les médias commerciaux
mesurent leurs succès en termes de bénéfices réalisés à double titre,
ceux qui résultent de la vente de produits aux
auditeurs/spectateurs/lecteurs et ceux de la vente d’audience aux
annonceurs, toutes choses qui n’ont rien à voir avec l’intérêt général.

De fait, dans ce double jeu de la recherche du profit, le chiffre
d’affaires réalisé avec les annonceurs arrive en tête, au point que la
publicité est devenue le facteur déterminant des grilles de programme et
des indicateurs de succès de l’ensemble des médias. La globalisation des
médias impose donc la diffusion de messages consuméristes qui
subordonnent les différences culturelles au style de vie basé sur la
consommation qui caractérise les métropoles du Nord. Un univers qui ne
laisse pratiquement aucun espace à l’intérêt général puisque les
programmes de ce type, peu ou pas « vendeurs », ne sont pas du goût des
annonceurs.

Dégradation culturelle

Dans cette situation, le journalisme compte au nombre des sinistrés
puisque ce métier – avec la concentration du secteur– a évolué selon la
logique du divertissement réglée par le « light » et la frivolité. C’est
si vrai que, maintenant, tout est dicté par la formule « gagnante » des 3
« s » : sexe, sensation, sang. Sous ces nouveaux auspices, la recherche
de la vérité, tant vantée par la presse occidentale, en reste au stade de
la bonne intention qui s’efface devant les impératifs du marché à
l’horizon duquel les citoyen(ne)s sont absents et où seuls comptent les
consommateurs(trices). Pour les toucher, la priorité a été donnée aux
programmes standardisés pour tous publics, par delà les couches sociales,
les pays ou les cultures. Les affaires étant les affaires, cette priorité
s’est étendue également au domaine de l’information. Il s’ensuit que la
quantité de données et de propagande commerciale et politique que nous
proposent les médias devient, chaque jour qui passe, plus sidérante,
alors que dans le même temps l’information diminue et se dégrade.

Plus grave encore, cette tendance, désignée maintenant par ce qu’il est
convenu d’appeler « industrie du divertissement » et « services
récréatifs », représente une menace sérieuse pour la diversité culturelle
de la planète, tant son expansion transnationale érode les cultures
locales et traditionnelles dans la mesure où, basiquement, elle promeut,
de manière asservissante, le style de vie et les valeurs culturelles des
puissances économiquement et politiquement dominantes, des Etas-Unis en
particulier.

Vue à travers le prisme du marché global, on prétend maintenant que la «
diversité culturelle » se réduit à l’offre d’une gamme de produits et de
services destinée à satisfaire amplement le « goût » des consommateurs,
qui –par ailleurs– sont systématiquement sondés (y compris avec des
méthodes qui ressortent de l’espionnage) par des spécialistes en « niches
de marché ».

Si nous avons pris conscience du risque que représente la dégradation de
la biodiversité, il est temps de le faire pour ce qui concerne le risque
que représentent les grands conglomérats de la communication dans le
domaine de la diversité culturelle. C’est dire que la protection de
l’environnement informatif et culturel, au même titre que celle de
l’environnement physique, est devenue un impératif et une garantie pour
le futur.

Initiatives citoyennes

Le cours de cette tendance ne pourra être freiné et modifié que par une
action citoyenne forte, soutenue et source de propositions. Des voies
sont ouvertes par des initiatives multiples sur différents plans.
Collectifs engagés pour garantir l’accès universel et l’appropriation
effective des nouvelles technologies de l’information et de la
communication; réseaux d’échange pour développer les logiciels libres;
espaces de concertation pour défendre dans les instances de décision le
droit à l’information et à la communication; organismes engagés dans la
veille et la mise en place d’actions critiques par rapport aux contenus
sexistes, racistes, excluants, etc. véhiculés par les médias; programmes
d’éducation pour développer une attitude critique vis-à-vis des médias
(media literacy); associations d’usagers pour influer sur la
programmation des médias; médias indépendants, communautaires,
alternatifs, etc. engagés dans la démocratisation de la communication;
réseaux citoyens et d’échange d’information reliés par Internet;
chercheurs qui contribuent à déchiffrer les clés du système régnant et
qui indiquent des issues possibles; organisations sociales qui entrent
avec force dans la bataille de la communication; associations de
journalistes qui arborent la bannière de l’éthique et de l’indépendance;
collectifs de femmes qui participent à des réseaux pour que la question
du genre avance dans la communication; mouvements culturels qui refusent
de se laisser enterrer dans l’oubli; réseaux d’éducation populaire;
observatoires pour la liberté d’information; associations anti monopoles;
mouvements de défense des médias à caractère politique; etc. etc.

Il s’agit des embryons d’une résistance citoyenne, encore dispersée, qui
a besoin de se multiplier et de se transformer en un grand mouvement de
mouvements sociaux organisé dans la lutte pour la démocratisation de la
communication, secteur où se joue actuellement le futur de la démocratie
elle-même. En conséquence, ce n’est pas un sujet réservé à ceux qui sont
liés, directement ou indirectement, au secteur de la communication : il
interpelle l’ensemble des acteurs sociaux. Le FSM peut être cet espace de
rencontre nécessaire et urgent.

Propositions alternatives

Des divers événements qui ont eu lieu sur le thème de la démocratisation
de la communication et des médias, nous avons repris les points de repère
suivants comme données de base pour avancer dans la formulation d’un
agenda commun.

? Le Droit à la Communication se présente maintenant comme une
aspiration qui s’inscrit dans le devenir historique qui commença par
la reconnaissance de droits aux propriétaires des médias
d’information, puis à ceux qui y travaillaient avec un lien de
subordination, et, finalement, à toutes les personnes puisque la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dans son article 19,
les inscrivit comme le droit à l’information et à la liberté
d’expression et d’opinion. Le Droit à la Communication part d’une
conception plus englobante de tous les droits reconnus et revendiqués
autour de la communication, et incorpore en particulier les nouveaux
droits en relation avec le cadre changeant de la communication, avec
une optique plus interactive dans laquelle les acteurs sociaux sont
sujets de la production de l’information et non pas simplement
récepteurs passifs de l’information. De même, il tient compte du fait
que sa reconnaissance est nécessaire à l’exercice des autres droits
humains et qu’il constitue un élément fondamental de la vigueur de la
démocracie. L’intégration de ce droit dans les agendas des mouvements
sociaux et la définition de stratégies pour sa mise en oeuvre
concrète, représentent un objectif clé pour l’élaboration
d’alternatives.

? L’établissement de politiques publiques portées par des mécanismes
démocratiques de contrôle social, pour limiter la puissance des
intérêts en jeu dans la logique du marché, avec des normes qui
permettent leur régulation, leur réglementation et leur contrôle, et
qui rejettent les dispositions discutables telle que la censure, est
considéré comme une priorité. Le sujet couvre une large gamme
d’aspects différents, y compris, d’une part, les tentatives actuelles
de dérégulation du secteur et de législations imposées relatives à la
propriété intellectuelle, promues par l’OMC, le FMI et consorts, et
dont le propos est de faciliter le processus de mondialisation et de
concentration des médias et des systèmes de communication et, d’autre
part, la nécessité d’établir des politiques qui garantissent la
pluralité et l’indépendance des sources, la souveraineté et la
diversité culturelles, l’accès démocratique aux technologies, entre
autres choses. A cet égard, les luttes de résistance en cours incluent
la démocratisation de l’espace hertzien (face aux tentatives de
privatisation), la défense des droits des utilisateurs d’Internet (en
relation avec les projets d’écoute électronique, de censure, etc.), la
mise en place d’instances de régulation indépendantes à travers
desquelles la société civile puisse participer, entre autre, à la
définition de politiques.

? En lien avec les politiques publiques, on remarque la proposition de
soutien et d’appui à la création de médias de communication publics à
caractère citoyen. Il s’agit de médias de la sphère publique (pas
nécessairement étatique), mais qui soient sous le contrôle de la
société civile et financés selon le principe de l’économie solidaire
(c’est-à-dire avec des fonds publics et/ou privés).

? De même, les actions développées dans les différents contextes
nationaux et internationaux pour freiner le processus monopolistique
des médias et des systèmes de communication, ainsi que la
marchandisation de l’information, acquièrent une importance
particulière.

? Une autre priorité concerne le dé